Dans le nouveau monde arabe, la Palestine reprend ses droits
Jérusalem, Gaza, Lod, Haifa : depuis quelques jours, la toile arabe bat au rythme de la Palestine. Des orphelins de Kassem Soleimani aux partisans des intifadas syrienne et irakienne, des sympathisants du Hezbollah aux opposants les plus fervents au parti de Dieu, nombreux so
nt ceux qui, sans détour, expriment leur solidarité vis-à-vis des Palestiniens, qu’ils soient menacés d’expropriation à Jérusalem-Est, soumis à un déluge de feu à Gaza, ou lynchés à l’intérieur des frontières israéliennes. De cet afflux de messages ressort l’impression qu’envers et contre tout – et bien qu’elle ait perdu de sa centralité à mesure que se sont multipliées les tragédies humaines ces dix dernières années – la cause palestinienne reste la plus à même de constituer le plus petit dénominateur commun dans la région, de susciter une même indignation auprès d’acteurs que tout ou presque divise.
Certes, la cause palestinienne ne provoque plus de manifestations massives aux quatre coins du monde arabe, mais l’élan fraternel est toujours là et se déploie surtout à travers les partages d’images et de témoignages sur les réseaux sociaux, avec, parfois, des projections liées au contexte local sur la situation là-bas. Dans la province d’Idleb, la dernière qui échappe encore au régime de Damas, une peinture murale sur la façade restante d’un bâtiment éventré présente la mosquée al-Aqsa parée du drapeau palestinien, et, plus loin, l’étendard de la révolution syrienne. Avec un message : « nous ne partirons pas », comme pour mieux souligner la proximité entre deux peuples pour qui l’exil forcé et le déplacement sont constitutifs de l’identité, à plus de soixante ans d’intervalle. Dans d’autres cas, des internautes évoquent une communauté de destin entre Palestiniens et Yéménites, tous deux victimes de régimes – israélien pour l’un, saoudien pour l’autre – soutenus par les États-Unis et plusieurs pays européens.
On disait de la cause palestinienne qu’elle n’avait plus sa place dans le nouveau monde arabe, celui qui s’est dessiné dans le sillage des soulèvements populaires déclenchés il y a une décennie, celui qui s’esquisse au gré des annonces successives par les États de la normalisation de leurs relations avec Israël. Si du côté des peuples, le sentiment anti-israélien ne s’est jamais vraiment tari, les mobilisations régionales ont donné à voir une priorisation des enjeux économiques, sociaux et politiques internes. Israël est en somme toujours honni, mais plutôt que d’apparaître comme le seul ennemi, il est devenu pour beaucoup une partie intégrante d’un dispositif répressif plus large au Moyen-Orient, au même titre que les régimes autoritaires et leurs alliés. Du côté des États, la question palestinienne, naguère colonne vertébrale discursive du monde arabe, a été pour sa part progressivement reléguée au rang d’enjeu secondaire face à des considérations géopolitiques et/ou économiques jugées plus urgentes. Au point de laisser la Turquie et l’Iran, deux pays non-arabes, exploiter la défense des droits palestiniens au nom de leurs propres calculs. Cette double configuration née à la fois des Printemps arabes et des développements régionaux s’est en outre affirmée dans un contexte où la crédibilité des principales forces politiques palestiniennes traditionnelles aux commandes – l’Autorité palestinienne (AP) dominée par le Fateh en Cisjordanie et le Hamas dans la bande de Gaza – s’est effritée du fait des violations des droits humains commises contre leur population, et dans le cas de l’AP, du fait de ses compromissions avec la puissance occupante.
Made in Europe
Comment expliquer alors le retour de la Palestine sur toutes les lèvres, et, surtout, le caractère transpartisan de ce soutien ? La renaissance à grande échelle d’un soulèvement spontané à partir de Jérusalem pour s’étendre à la Cisjordanie, à Gaza et – de façon inédite – à l’intérieur même des frontières de 48 n’y est pas pour rien. Si la cause palestinienne demeure la plus emblématique de toutes, Jérusalem y joue le rôle d’emblème des d’emblèmes pour des raisons culturelles et religieuses. Cela a toutefois exacerbé plutôt que déclenché cet élan de solidarité. Car il s’agit d’abord, indéniablement, d’une exigence de justice face à la dépossession continue d’une population depuis plus d’un siècle, dont le quartier de Cheikh Jarrah dans la partie orientale de la ville est aujourd’hui le miroir grossissant. A elle seule cependant, cette exigence ne peut tout expliquer. Ni le martyre des Syriens, ni le calvaire des Yéménites, ni même le siège, puis la destruction de 80% du camp palestinien de Yarmouk par le régime Assad n’ont entraîné une ferveur similaire.
Certes, ce caractère fédérateur revêt une dimension surtout symbolique et n’incite ni, comme autrefois, à prendre les armes ni à réévaluer les priorités nationales à l’aune de la lutte palestinienne pour la libération. Et si l’on compte par ailleurs des messages de soutien parfois teintés de cynisme – en provenance de partisans de régimes régionaux particulièrement sanguinaires – reste qu’aucun sujet n’instigue les mêmes réactions épidermiques, ne renferme la même charge émotionnelle, comme s’il se jouait encore là quelque chose de l’ordre de l’identité, quoique sous une forme réinventée.
Pour le comprendre, plusieurs raisons peuvent être avancées. Israël, contrairement aux autres régimes au Moyen-Orient, est toujours considéré comme un corps étranger à la région, une greffe artificielle made in Europe, à la fois fruit de l’antisémitisme européen des XIXe et XXe siècles – dont le point culminant fut la Shoah – et tête de proue de l’impérialisme occidental. Or il est plus facile de soutenir un opprimé face à son oppresseur lorsque l’un est un autochtone et l’autre un colon que lorsque tous deux sont pleinement insérés dans le tissu social national. Cet appui est aussi nourri par le fait que la situation sur le terrain relève d’un anachronisme pourvu néanmoins de tous les oripeaux de la modernité. Il s’agit de l’un des derniers – si ce n’est du dernier – cas de colonialisme de peuplement direct, qui fait de ce point de vue écho à l’histoire coloniale européenne, tout en mettant en scène un colonisateur qui se prend pour le colonisé.
Nord vs. Sud
La Palestine a longtemps été au centre du panarabisme, puissant moteur des grandes mobilisations du passé contre la domination européenne. De cet héritage la cause palestinienne est aujourd’hui la seule à permettre de manière aussi nette l’application d’une grille de lecture Nord-Sud. Non pas que l’Occident soit absent des autres terrains. En Irak, les États-Unis sont à l’origine de deux guerres particulièrement meurtrières, d’un embargo économique aux conséquences dévastatrices et de la mise sur pied d’un système confessionnel corrompu et aujourd’hui décrié par de larges pans de la population. Mais leurs manœuvres dans le pays ont donné naissance à une autre hégémonie, celle de Téhéran, que dénoncent avec véhémence les manifestants irakiens. En Syrie, les pertes civiles sont en majorité à mettre sur le compte du régime et de ses alliés russe et iranien. Au Yémen, les Occidentaux sont coupables d’armer la coalition emmenée par Riyad, qui est responsable d’un blocus aérien et maritime livrant la population à la pire crise humanitaire au monde. Mais ils ne forment pas l’essence politique de cette guerre.
Les régimes arabes voulaient exclure la question palestinienne de la nouvelle configuration régionale ; la voilà ressurgir avec fureur au moment où ils s’y attendaient le moins. Plus que jamais auparavant, grâce à la caisse de résonance des réseaux sociaux, ce sont les Palestiniens qui racontent directement – sans intermédiaire – leur histoire au monde. Le soulèvement en cours réveille peut-être une émotion que beaucoup pensaient enfouie sous les décombres du vieux monde arabe, mais il épouse en fait parfaitement les contours du nouveau, résonne puissamment avec toutes les intifadas régionales et rappelle un simple fait : les Palestiniens existent, sont des acteurs politiques, et tant qu’ils seront là, leur aspiration à vivre libres persistera. Avec ou sans le Fateh, avec ou sans le Hamas. Par-delà l’instrumentalisation de leur combat par des régimes ultra-répressifs ; par-delà les accommodements de régimes normalisateurs autoritaires avec l’occupation.
Texte: L’Orient Le Jour
Publié le 14 MAI 2021